Les deux paysans labouraient le sol avec application. Sans mot dire, ils creusaient les sillons qui, bientôt, recevraient la graine porteuse des futures récoltes.
Il faisait un soleil magnifique, mais l'air était encore vif. Le printemps s'annonçait tôt cette année là. Tout à coup, Rémi, que l'on surnommait «le Briard», parce que ses parents n'étaient point originaires de Landrecourt, mais étaient venus, une quarantaine d'années auparavant, de la région de Meaux, Rémi leva la tête, s'interrompit un instant et murmura: «J'entends les chiens; la chasse vient de nos côtés.»
Notre seigneur d'Ambrières entreprend de bien bonne heure ses battues. Pour sûr, il ne restera guère de gibier à l'automne, s'il détruit les couples dès maintenant.
Il ferait mieux, dit Rémi en hochant la tête, de nous protéger contre les bandes ennemies. Ces jeunes seigneurs ne songent qu'à leurs plaisirs. Il est poussé, dit-on, par son épouse, mais les vilains comme nous n'ont pas voix au chapitre... Comme dirait notre curé, conclut Rémi en reprenant la bêche. N'empêche qu'il finira par ne plus servir à rien de cultiver la terre. Les récoltes sont détruites avant d'être engrangées...
Pendant ce court dialogue, les abois s'étaient rapprochés. L'on entendait maintenant distinctement les cris des chasseurs, le galop des chevaux. Le sol en était ébranlé. Ils ont dû débusquer quelque vieux cerf de l'an dernier. La bête va prendre l'eau à la Blaise. Les voilà qui débouchent. Les deux hommes aperçurent effectivement une troupe de cavaliers qui dévalait vers la rivière. Le bruit augmenta encore, puis s'atténua. Les chasseurs avaient passé le gué.
Rémi et son compagnon reprirent leur besogne. La chasse s'éloignait. Cependant, un instant plus tard, le galop d'un cheval se fit encore entendre. Quelque chasseur attardé... Il avait à peine murmuré ces mots que des cris perçants leur parvinrent aux oreilles. Les deux laboureurs se regardèrent.il a manqué le gué... Il ou elle, car c'est une femme qui appelle. Tous deux se précipitèrent. En quelques minutes ils eurent atteint l'endroit d'où partaient les cris. Au milieu de la Blaise, un cheval, visiblement désarçonné, tournoyait dans le courant qui l'emportait. Une jeune cavalière s'efforçait non sans peine de le maintenir, mais ne parvenait pas à calmer la bête.
- Tenez bon, cria Rémi, nous arrivons.
Et, se jetant à l'eau, il parvint en quelques brasses à saisir les rênes de la monture, à la calmer et à la conduire jusqu'au gué que les chasseurs avaient franchi auparavant. Ils gagnaient bientôt la terre ferme. Alors seulement, Rémi regarda la cavalière qui haletait encore d'émotion. Il reconnut avec surprise la dame d'Ambriéres, l'épouse de son suzerain. Jamais il ne l'avait contemplée d'aussi près. Celle-ci était tout honteuse d'avoir été vue par de si misérables laboureurs en si fâcheuse posture.
- Vous m'avez sauvée, leur dit-elle pourtant. Merci, bonnes gens. Et partagez-vous cette bourse pour vous récompenser.
-Dame, dit Rémi, nous ne sauvons pas un chrétien pour quelques écus. Reprenez votre bourse et dites à Messire d'Ambrières, notre redouté seigneur, que nous ne demandons rien de plus que justice et protection pour ses tenanciers qui sont las de souffrir en silence.
Étonnée de cette réponse et de ce refus, Germaine d'Ambrières regarda le paysan, secoua ses boucles toutes mouillées et piqua devant elle sans ajouter un mot, et en laissant à terre la bourse dédaignée.
Lentement, les villageois sortaient de l'église, Ils s'assemblaient sur la place autour de la grosse pierre sur laquelle montait le procureur de la fabrique pour procéder aux annonces. Celui-ci venait d'apparaître, grave et solennel, tout important et fier de la charge qui lui était confiée et que lui valait sa science: il savait en effet lire, écrire et passablement compter. Ils n'étaient pas dix dans le village, en dehors du curé et du notaire, à en pouvoir dire autant. Le procureur s'approcha de la pierre, se hissa dessus non sans peine car il n'était point agile, et déroula son parchemin.
Tous les paysans se pressèrent et firent silence.
J'ai reçu, dit l'orateur, un mandement de Monseigneur d'Ambrières. Je vais vous en donner lecture:
« A tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut. Nous, Guillaume d'Ambrières, baron de Saint Dizier, Sapignicourt et autres lieux, faisons savoir à tous manants, tenanciers et vassaux de notre terre, qu'à la requête de notre très haut et très puissant souverain, le Roi notre Sire, et en raison des guerres très rudes qu'il soutient contre son cousin ,le Roi d'Angleterre, il nous est ordonné de verser à Sa Majesté une somme non petite. En conséquence, et pour fournir cette aide, nous vous mandons et, par ces présentes, commandons de doubler, pour cette année seulement, toutes les tailles, crues et autres redevances que vous avez accoutumé de nous verser. Notre prévôt veillera au paiement de ces redevances. Et pour que nul n'en ignore, sera le présent mandement lu, dans toutes nos paroisses à l'issue de la grand'messe paroissiale. -- Donné à Ambrières, le lundi après la fête des Saints Apôtres Jacques et Philippe, l'an de grâce que l'on dit mil trois cent cinquante et huit, et scellé du sceau dont nous nous servons.»
Un long murmure éclata dès que le procureur eut achevé sa lecture.
-
Doubler les tailles ! Notre suzerain plaisante. Elles avaient été déjà doublées l'an passé. Nous n'avons plus un sol vaillant.
-Oublie-t-il donc que des bandes d'Anglais sont passées par chez nous, et ont ravagé nos villages? On ne nous a rien laissé. - Pour cette année seulement ! On connaît la chanson. On nous l'avait déjà dit l'an dernier.
- Et l'on ne peut plus rien vendre. Les foires sont arrêtées. Les bourgeois des villes s'enferment dans leurs murailles par crainte de l'Anglais. Les seigneurs s'enferment dans leurs forts châteaux. Et nous, les gens du plat pays, nous supportons déjà tout le poids de la guerre.
- On ne peut plus payer ! - On ne veut plus payer ! Qui avait proféré ce mot lourd de menaces? On ne sait, mais d'un cri unanime, tous répétèrent: «On ne veut plus payer!» -Il faut faire connaître notre détresse au seigneur. Envoyons-lui des délégués...
La proposition remporta un vif succès. Trois ou quatre agriculteurs furent désignés. Rémi le Briard était parmi eux. Il passait pour un des meilleurs, un des plus sérieux et des plus hardis. II fut convenu que la délégation se présenterait dans le cours de la semaine au château et rendrait compte de sa mission le dimanche suivant.
Las, une semaine plus tard, les délégués n'avaient pas fière mine. Le premier, Rémi, prit la parole:
- Mes compères, nous n'avons pas reçu bon accueil... Monseigneur d'Ambrières a daigné à peine nous écouter. Il nous a brutalement refusé toute remise et nous a fait menacer par son prévôt de graves châtiments si nous ne versions pas nos redevances jusqu'à la dernière obole.
- Et comment faire? fit rudement un solide gaillard qui n'avait jamais rien dit. Les seigneurs sont trop exigeants. Est-ce de notre faute à nous si la guerre ravage le plat pays? Loin de nous protéger, ils rançonnent nos terres, ils vivent à nos dépens. Ils ont exigé des sommes énormes pour fortifier leurs châteaux et maintenant, ils nous abandonnent! Le Roi, notre Sire, est prisonnier des Anglais. Le dauphin, son fils, lutte vainement. En voilà assez. C'est à nous, les paysans, à prendre l'autorité et le commandement. Nous sommes las d'être ainsi maltraités.
- C'est vrai, dit un autre. Imitons nos voisins du Beauvaisis et du pays de Laon. Ils ont choisi un chef. Il paraît qu'il a nom Guillaume Karle. Ils occupent les villes. Ils se sont même emparé de châteaux. Allons, les gens de Champagne: montrons-leur que nous pouvons en faire autant.
Toute l'assemblée approuva ce discours. On décida d'envoyer des messagers dans toutes les paroisses environnantes. Partout, l'annonce de la révolte fut accueillie avec enthousiasme. II faut dire que le mouvement était général dans toute la contrée les paysans étaient trop malheureux. La date du soulèvement fut fixée, un plan de combat établi. Des chefs furent désignés par villages ou par seigneuries. Naturellement, pour celle d'Ambrières, Rémi le Briard fut choisi. Il avait été convenu que les bandes marcheraient d'abord sur la petite ville de Saint-Dizier.
-- Tue, tue, pille, pille ! Par saint René, compères, la place est nôtre !
Les hurlements des paysans se mêlaient aux cris d'effroi des femmes et des enfants. La surprise avait été complète. La ville de Saint-Dizier avait été enlevée d'assaut par les « Jacques» - c'est ainsi qu'on commençait à les désigner du prénom de leur chef suprême avant même que les archers royaux aient eu le temps d'esquisser un geste de défense. La plupart d'entre eux avaient été emmenés prisonniers. Ceux qui avaient voulu résister étaient pendus. Et déjà le prévôt de la ville celui-là même qui devait exiger le paiement des tailles se balançait au gibet de la cité.
Les paysans vainqueurs et tout exaltés par leur victoire se répandaient à travers les rues en réclamant à boire et à manger. Le premier moment d'effroi passé, ménagères et bourgeoises s'empressaient de leur donner satisfaction. L'on sortait des tables que l'on posait sur des tréteaux, au milieu des rues. On mettait en perce les tonneaux et, déjà, le vin de Champagne coulait à flots.
Mais les chefs prenaient bien soin de garder tête froide et intervenaient bientôt pour empêcher les hommes de se livrer à quelque immense beuverie qui eût compromis le succès. Aussi bien, la prise de la petite ville de Saint-Dizier ne constituait-elle qu'un exploit facile. Les véritables difficultés allaient maintenant surgir.
Car on pense bien que les seigneurs, avertis de ces émeutes, n'allaient pas tarder à réagir. Embusqués derrière les murs de leurs forts châteaux, ils pouvaient défier les assauts, en attendant qu'une occasion leur fournît la revanche. Il est vrai que des nouvelles encourageantes pour les paysans affluaient de partout. A Senlis, les habitants de la ville avaient fait cause commune avec eux. A Saint-Leu-d'Esserend, plusieurs gentilshommes qui avaient voulu résister avaient été massacrés. A Pont Sainte-Maxence, des écuyers avaient été jetés dans l'Oise. De tout côté, les « Jacques» apparaissaient comme des vainqueurs redoutables. Il fallait donc profiter de cet élan et de cette crainte qu'ils inspiraient. Dés le lendemain de leur entrée à Saint-Dizier, Rémi le Briard, dont les avis s'imposaient à tous, fit décider qu'on irait mettre le siège devant le château d'Ambrières. N'avait-il pas une et même deux revanches à prendre? Les choses n'allèrent pas aussi aisément. Guillaume d'Ambrières prévoyait l'assaut. Les paysans furent accueillis à coups d'arbalètes. Il s'en fit un grand massacre. Mais ils étaient nombreux et décidés. Ces gens de labour ne constituaient point qu'une cohue mouvante. Beaucoup avaient combattu avec les milices paroissiales. Ils usèrent de précautions et de ruses. Bientôt un petit groupe put atteindre le sommet des courtines de la première enceinte. Précipiter dans la cour intérieure les défenseurs fut l'affaire de quelques instants. Bientôt, le lourd pont-levis s'abaissait lentement au-dessus des fossés. En une irrésistible ruée, les bandes se précipitèrent dans le château:
« Montjoie ! Montjoie ! tout est nôtre», clamaient les Jacques.
A l'intérieur du donjon, Guillaume d'Ambrières et quelques serviteurs dévoués tenaient encore et faisaient chèrement payer leur avance aux paysans. De fuir, il n'était plus question. Du moins, le gentilhomme voulait-il mourir en combattant. Cette satisfaction suprême ne lui fut pas donnée. Un groupe, se faufilant par-derrière, parvint jusqu'au seigneur et le précipita par la baie ouverte. Guillaume d'Ambrières s'écrasa lourdement sur le sol aux acclamations et aux hurlements de la foule. Maintenant c'était le pillage en règle et les violences qui suivent l'assaut victorieux. Les Jacques précipitaient les meubles par la fenêtre, brisaient ceux qu'ils ne pouvaient transporter, massacraient les derniers défenseurs, houspillaient les servantes et les valets:
« Sortez, sortez ! Nous allons bouter le feu là-dedans.»
Cependant, soucieux, Rémi le Briard parcourait les hautes salles. Il cherchait quelqu'un. Tout à coup, il s'arrêta devant une lourde porte qu'il poussa doucement; à travers la pénombre des vitraux, il aperçut dans l'oratoire où il venait d'entrer, Germaine d'Ambrières qui priait agenouillée. D'un signe impérieux, il lui ordonna de le suivre.
- Vous voulez sans doute, lui dit-elle, me livrer à vos hommes et me faire massacrer, comme ils ont massacré mon époux ?
- Dame, répondit Rémi, ce ton méprisant n'est plus de saison. Je ne viens pas vous chercher pour vous conduire à la mort, mais au contraire afin de vous sauver. Ne me reconnaissez-vous pas?
Surprise, la châtelaine regarda mieux le paysan. - Ne vous souvenez-vous pas du laboureur qui vous a retirée d'une position difficile, il y a quelques mois, quand vous aviez manqué le gué de la Blaise?
Ce laboureur qui avait osé jeter un regard sur sa suzeraine, vous l'aviez humilié en lui jetant une bourse comme un os à un chien. Il est devant vous aujourd'hui et vous êtes à sa merci.
Germaine d'Ambrières détourna la tête sans répondre.
- Mais les « Jacques», comme vous les appelez, les «Jacques» ne font pas la guerre aux femmes. Je vous ai déjà sauvée une fois. Dût votre orgueil en souffrir de nouveau, je vous sauverai encore, car mes hommes en ce moment sont déchaînés et je ne sais ce qu'ils vous feraient si je vous abandonnais. Connaissez-vous dans le village une femme sûre qui puisse vous accueillir et vous prêter quelque accoutrement de paysanne à la faveur duquel vous pourrez vous enfuir?
-La Meschine, qui demeure prés de l'église, m'a toujours été dévouée.
- Bon, et sans doute pouvons-nous sortir d'ici sans traverser les poternes. Les châteaux de nos seigneurs ne seraient pas dignes de ce nom s'ils ne possédaient quelque souterrain.
- Le souterrain existe ; on le gagne en descendant dans la cave qui est sous cet étage.
- Allons donc, car il n'y a pas de temps à perdre.
Précédant Rémi, Germaine s'élança dans l'escalier qui déroulait ses tours, près de l'oratoire. En tâtonnant, elle gagna la cave et se dirigea immédiatement vers un orifice que cachaient des tonneaux. Aidée de son compagnon, elle en démasqua l'entrée. Dans l'ombre, on devinait les premières marches d'un escalier.
- Allez, Dame, sans retard. Vous êtes sauvée maintenant. Que Dieu et mon saint patron, Rémi, vous gardent !
-Adieu, Rémi, et... merci ! Le chef des paysans remonta dans la cour. Les paysans se préparaient à mettre le feu au château :
- Où donc étais-tu, Rémi ? On te cherchait partout. - Je regardais s'il ne restait plus personne à l'intérieur du château.
- Sais-tu que l'on n'a pas retrouvé la dame d'Ambrières ?
- Sans doute a-t-elle pu s'échapper au moment où nous nous sommes précipités à l'intérieur de la cour.
-Tant pis, elle ne perd rien pour attendre.
-Allons, viens; il est temps de rassembler les hommes. Déjà ils mettent le feu à ce repaire de nos anciens maîtres. Il faut diriger ailleurs nos pas. Une épaisse fumée s'élevait en effet des baies.
Les paysans avaient bouté le feu aux quatre coins de la citadelle. Une odeur âcre saisissait la gorge. Les hommes se réunirent et reprirent en bon ordre le chemin du village, laissant derrière eux le château d'Ambrières en feu. Les bandes étaient massées à perte de vue dans la plaine. Après avoir ainsi pillé et incendié villes et châteaux forts, les Jacques avaient fini par se réunir en une immense armée sous le commandement de Guillaume Karle. Ils se croyaient invincibles. Et cette conviction les avait poussés à affronter sans crainte les hommes d'armes que Charles le Mauvais, le roi de Navarre, avait envoyés contre eux. Le risque était grand sans doute, mais s'ils étaient vainqueurs, la route de Paris leur était ouverte. Ils pouvaient se joindre aux bourgeois parisiens révoltés à leur tour, et imposer au Dauphin leurs conditions. Les trompettes retentissant, Guillaume Karle et ses lieutenants, parmi lesquels se distinguait Rémi le Briard, étaient parvenus à mettre un peu d'ordre dans cette cohue mouvante. Leur tactique était primitive. Ils avaient décidé de charger en masses profondes. Leur nombre devait finir par submerger les soldats du Mauvais. Ainsi fut-il fait. Mais les soldats de métier avaient pour eux l'expérience et l'armement. Ils laissèrent s'enfoncer les paysans, puis se rabattirent sur les ailes, les enveloppant en un immense mouvement tournant. Affolés de recevoir les flèches de toutes parts, à droite, à gauche, par-derrière même, redoutant d'être pris comme dans une nasse, les paysans commencèrent à se débander. Dès lors, ce fut pour eux le désastre.
Pas de quartiers, avait proclamé le roi de Navarre.
Tout paysan devait être massacré ou branché sans rémission. Seuls, les chefs seraient épargnés et emmenés captifs. On les réservait pour un supplice plus solennel. La consigne fut exécutée. Des milliers et des milliers de paysans couvrirent bientôt le champ de bataille, «tant que le regard ne les pouvait dénombrer». A vingt lieues à la ronde, les hommes d'armes, encouragés par les nobles qui avaient bonne vengeance à exercer, brûlèrent les chaumières, torturèrent les Jacques, sans épargner les femmes et les petits enfants :
« Il y eut plus de maux en ce pays que jamais n'en firent les Vandales et les Sarrasins», dit un chroniqueur.
Guillaume Karle fut décapité un des premiers. Tous les chefs furent emmenés pour être jugés. Rémi le Briard se trouvait parmi eux. La tribune avait été montée sur la Grand'Place du Pilori. Elle était très longue, très vaste, et pourtant, bien avant l'heure fixée, elle était entièrement remplie d'une élégante foule de gentilshommes et de dames venus de toute la contrée assister au supplice des chefs de ces maudits Jacques. En face, sinistre, se dressait l'estrade: douze gibets en quinconce avaient été préparés. Oncques de mémoire d'homme n'avait-on vu aussi importante exécution. Depuis le matin, le glas tintait lugubrement au clocher des Cordeliers voisins de la prison, pour les hommes qui allaient mourir. Mais maintenant, le son des cloches était recouvert par le bruit de la foule qui se massait le long des rues afin de voir le long cortège des condamnés et leur crier quelque injure au visage. Car ces bourgeois, ces artisans avaient eu grand effroi des paysans. Et maintenant, ils prenaient leur revanche. A deux heures après-midi, escorté de quelques hommes d'armes, Monseigneur le bailli prit place au centre de la tribune. Déjà, le bourreau et ses aides, en robes rouges, s'agitaient sur l'estrade, vérifiaient l'ajustement des poteaux, la solidité des cordes. Enfin la vieille chartre s'ouvrit lentement. Précédés d'un Cordelier qui tenait devant eux une croix, les douze condamnés apparurent à la file, liés entre eux. Ils étaient vêtus d'une chemise blanche, pieds nus et corde au cou. Un à un, ils montèrent sur l'estrade où on les délia. Rémi le Briard était le troisième. Sans paraître entendre les cris et les injures de la foule, il regarda sans trembler les potences, puis tourna les yeux vers la tribune. Soudain, il eut un frémissement: au premier rang, Germaine d'Ambrières jetait les yeux sur lui. Gravement, Rémi la contempla à son tour. Alors, la châtelaine détourna légèrement la tête, comme si ce muet reproche l'importunait et la blessait. Sans mot dire, Rémi le Briard s'abandonna au bourreau.
Soulèvement de paysans (ou Jacques) qui éclate à la fin de mai 1358, pendant la captivité de Jean le Bon, dans le Beauvaisis.
La rébellion des Jacques, le plus souvent réduits à des conditions extrêmement difficiles par la longue guerre de Cent Ans avec sa succession d'invasions et de pillages, est, en effet avant tout dirigée contre les nobles. Ils leur reprochent de ne plus savoir défendre le royaume, de s'être fait battre sans honneur à Courtrai, Crécy et Poitiers et, loin de les protéger comme ils le devraient, de vivre à leurs dépens, de piller et rançonner hors de leurs terres et d'être plus exigeants que jamais dans leurs terres.
Partie du Beauvaisis, cette révolte de la misère contre les privilégiés se répand inégalement en Picardie, dans le nord de l'Ile de France et jusqu'en Champagne.
Le plus important se donne pour chef Guillaume Karle de Mello.
Les Jacques incendient, pillent.
Les chroniqueurs les présentent « comme des chiens enragés » et leur attribuent toutes sortes de crimes. Il semble qu'en réalité ils ne tuèrent que par occasion.
Certains textes assurent qu'ils voulaient se donner un roi En fait, on les voit combattre sous des bannières marquées aux fleurs de lys. Leurs rangs grossissent rapidement, mais Guillaume Karle ne peut s'emparer ni de Compiègne ni de Senlis. Ils espèrent peut-être un appui extérieur. Étienne Marcel ne peut les soutenir qu'un instant. Les quelques troupes qu'il leur envoie en renfort se font écraser et massacrer à Meaux qu'elles tentaient de prendre. Pendant ce temps, Charles le Mauvais, qui a pris la tête de la répression avec le captal de Buch, attire Karle à une entrevue et le retient prisonnier. Il peut alors massacrer les Jacques privés de leur chef (10 juin) et laisse aux nobles, cette fois réunis, le soin d'achever la besogne.